Parfums d’armoise et sols salés : l’étonnante biodiversité des Bardenas Reales
Introduction
Lorsque l’on est botaniste, ethnobotaniste – ou peu importe le titre que l’on s’attribue, ou que l’on n’ose pas s’attribuer – il est difficile de randonner dans un lieu inconnu sans sortir sa petite loupe et s’arrêter devant chaque végétal qui se présente. Même en vacances – et peut-être même surtout en vacances, quand le temps s’étire – la botanique nous accompagne, comme une habitude bien ancrée, une sorte de déformation professionnelle qui devient presque une nécessité.
Je pense souvent à la métaphore d’Estelle Zong Mengual, qui parle de l’arrivée dans une fête où l’on ne connaît personne. Dans ces moments, les plantes sont comme des invités, mystérieux, chacun portant un nom chargé de sens, chacun avec une histoire à raconter. Les découvrir, les identifier, c’est aller à leur rencontre pour savoir qui elles sont, comprendre pourquoi elles poussent là, dans ce sol, dans ce milieu. Et pour moi, c’est aussi se demander comment les hommes les perçoivent : les utilisent-ils ? Les ont-ils utilisés ? Peut-on les manger ?
Il y a dans cette quête une fascination pour la connaissance, pour le simple plaisir de « cocher » ces plantes nouvelles dans notre collection mentale, d’enrichir notre inventaire de curiosités. Mais il y a aussi plus que cela. Observer les plantes, c’est apprendre à les voir autrement, à se sentir, au-delà de l’érudition, comme une part d’un tout plus vaste.
Ainsi, en arrivant dans les Bardenas Reales, une steppe aride – et non un désert – du sud de la Navarre en Espagne, mon compagnon – lui aussi botaniste – et moi n’avons pas résisté à l’envie de sortir nos loupes et nos carnets. Et, sans surprise, notre curiosité nous a menés à des découvertes inattendues.
Découverte de la flore
Un peu de contexte :
Les Bardenas Reales, au sud-est de la Navarre en Espagne, forment une grande zone semi-désertique d’environ 42 000 hectares. Classées parc naturel et réserve de biosphère par l’UNESCO, elles se distinguent par des paysages surprenants, façonnés par l’érosion : de vastes plaines arides, des ravins, et des formations rocheuses qui semblent sorties d’un autre monde. Malgré son aspect austère, cette région abrite une biodiversité étonnante, avec une flore qui s’est adaptée aux conditions parfois extrêmes. Autour du parc, les terres sont très cultivées, et même à l’intérieur, on trouve encore des parcelles agricoles et des zones de pâturage.
Une flore locale halophyte ? :
En avançant dans nos observations et nos déterminations, nous avons remarqué que beaucoup des plantes rencontrées aux Bardenas appartiennent aux halophytes, ces espèces qu’on trouve habituellement dans des zones salines, au bord de la mer, dans les prairies et marées littorales. Pourtant, ici, nous sommes loin des côtes, en pleine terre, en Navarre.
Cette découverte nous a intrigués. Comment ces plantes, habituées aux sols salés, se retrouvent-elles dans cet environnement sec, loin de la mer ? Cela nous a donné envie d’en apprendre plus sur la nature du sol, ce que nous aborderons dans la prochaine section. Mais pour l’instant, découvrons les plantes que nous avons observées ici.
Voici quelques-unes des plantes que nous avons rencontrées et observées dans ce paysage aride et surprenant :
- Limonium virgatum : Plante halophyte aux petites fleurs mauves, adaptée aux sols salins. Elle se développe dans les marais salants et les zones littorales et est souvent utilisée pour les bouquets secs.
- Lygeum spartum : Graminée typique des milieux arides et salins, elle est reconnaissable à ses tiges rigides et ses feuilles fines. Elle est utilisée dans l’artisanat pour sa robustesse et joue un rôle dans la stabilisation des sols.
- Caroxylon vermiculatum (syn. Salsola vermiculata) : Arbuste halophyte qui pousse dans les sols salins et désertiques. Il est adapté aux environnements secs et offre une source de nourriture pour les animaux dans les écosystèmes désertiques.
- Achnatherum parviflorum : Graminée des zones arides, elle possède de petites fleurs en panicules et des feuilles étroites. Elle stabilise les sols grâce à ses racines profondes et résiste bien aux conditions de sécheresse.
- Rosmarinus officinalis (Romarin) : Plante aromatique bien adaptée aux sols pauvres et secs. Son feuillage persistant dégage une odeur agréable, et elle est couramment utilisée en cuisine et en médecine traditionnelle.
Nous avons aussi croisé sur notre chemin le Colchicum filiflorum, une jolie petite colchique qui pousse toute seule au milieu des craquelures argileuses – une scène saisissante, qui fait d’ailleurs l’image d’entête de cet article. Un peu plus loin, au bord des cultures, nous avons également observé des Silybum marianum, ces chardons marie qui semblent bien s’épanouir ici. Leurs jeunes feuilles tendres, parfaites pour un gratin, étaient nombreuses. Je ne peux d’ailleurs pas m’empêcher de mentionner cette recette, car la cuisine des plantes sauvages, c’est un peu mon domaine, même si cette plante est surtout connue pour ses bienfaits sur le foie. Mais aussi Atriplex halimus l’Aroche maritime !
La liste de ces espèces est non exhaustive, et je n’en citerai pas davantage pour que l’article reste digeste, mais je ne peux pas terminer sans mentionner mon coup de cœur de cette exploration : l’Artemisia herba-alba.
Coup de coeur : L’artemisia herba-alba
Les armoises, on les connaît bien chez nous. Parmi elles, Artemisia vulgaris (l’armoise commune) ou Artemisia absinthium (l’absinthe) font partie des plus connues. Récemment, elles ont beaucoup fait parler d’elles pour leurs propriétés médicinales. Personnellement, j’aime aussi les utiliser en cuisine, même si leur goût intense et leur texture peuvent parfois poser un défi. Riches en huiles essentielles, comme la thuyone, elles ne conviennent pas à tout le monde. En particulier, elles sont déconseillées aux femmes enceintes, car elles sont souvent réputées pour leurs effets abortifs.
Ici, dans les Bardenas, je n’aurais jamais deviné au premier coup d’œil que nous avions affaire à une armoise. Mais, alors que nous marchions dans ce décor aride, une odeur forte et aromatique m’a interpellé. En me penchant sur ces petites feuilles et en cherchant à déterminer de quelle plante il s’agissait, j’ai découvert qu’il s’agissait bien d’une artemisia : Artemisia herba-alba. Son odeur est particulièrement agréable, avec une base caractéristique des armoises, mais un parfum fruité surprenant, presque comme une touche de fraise ou de malabar, qui reste en fin de note. Un parfum aussi déroutant qu’envoûtant.
Si cela vous intéresse, voici un peu plus d’informations sur cette plante que nous n’avons pas chez nous : Artemisia herba-alba, aussi connue sous le nom d’armoise blanche, est une plante vivace de la famille des Asteraceae, typique des milieux arides et semi-arides. On la retrouve dans les steppes de l’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et du sud de l’Europe, où elle prospère dans des sols secs et pauvres, sous des climats extrêmes. Sa présence ici, dans les Bardenas Reales, est un bel exemple de son adaptation aux environnements difficiles.
Identification et caractéristiques botaniques :
Artemisia herba-alba est un petit sous-arbrisseau de 20 à 40 cm de hauteur, reconnaissable à son feuillage grisâtre et laineux, couvert de poils glanduleux qui dégagent une odeur aromatique puissante. La plante fleurit entre septembre et novembre, produisant de petites fleurs jaune verdâtre en capitules.
Habitat et distribution géographique :
L’armoise blanche est présente dans les steppes arides autour de la Méditerranée, du nord de l’Afrique (Algérie, Maroc, Tunisie) au Moyen-Orient (Syrie, Jordanie, Irak), et dans le sud de l’Europe, comme ici en Espagne. Elle tolère les sols calcaires et parfois salins, à des altitudes allant jusqu’à 1 500 mètres dans des zones aux températures extrêmes et aux faibles précipitations.
Adaptations écologiques :
Pour survivre dans les milieux arides, Artemisia herba-alba a développé plusieurs adaptations :
- Tolérance à la sécheresse : Son feuillage tomenteux limite l’évaporation et protège du soleil en réfléchissant la lumière.
- Racines profondes : Ses racines puisent l’humidité en profondeur, ce qui lui permet de prospérer dans des sols secs.
- Feuilles réduites : Leur petite taille minimise l’évaporation, un atout essentiel en zone aride.
Importance écologique, conservation et menaces :
Cette armoise contribue à stabiliser les sols, limitant ainsi l’érosion, et sert de nourriture modérée pour le bétail, bien que ses huiles essentielles en restreignent la consommation excessive. Bien que répandue, Artemisia herba-alba fait face à des menaces dues au surpâturage et à la dégradation des sols. La conservation de ses habitats est essentielle pour préserver la biodiversité des steppes arides.
Usage culinaire limité et utilisation médicinale :
En médecine traditionnelle, elle est utilisée pour ses propriétés antiseptiques, vermifuges, et digestives, notamment sous forme de décoctions pour divers troubles digestifs et respiratoires.
Bien que certaines armoises soient appréciées en cuisine, Artemisia herba-alba est rarement consommée directement en raison de son goût amer et de sa forte teneur en huiles essentielles. Cette richesse en composés aromatiques peut rendre son emploi délicat, mais elle peut être utilisée en petites quantités pour infuser des boissons ou aromatiser des préparations. Dans certaines régions, elle est intégrée à des infusions amères, reconnues pour stimuler l’appétit et aider à la digestion. Sa saveur unique, avec des notes aromatiques intenses, peut aussi apporter une touche intéressante à des recettes créatives, à condition d’être bien dosée. En cuisine, son usage nécessite donc un certain équilibre, mais elle offre une option aromatique pour qui souhaite expérimenter avec les plantes sauvages.
Le sol des Bardenas Reales et conclusion
Caractéristiques des sols des Bardenas Reales :
Les sols des Bardenas sont principalement constitués d’argile, de calcaire, et de gypse. Le gypse, un minéral présent dans les environnements secs, se dissout facilement avec la pluie, laissant des sels dans le sol et augmentant sa salinité. Cela crée un sol difficile pour de nombreuses plantes, mais certaines espèces parviennent à s’y adapter.
- Argile : Sol qui retient bien l’eau mais se compacte facilement.
- Calcaire : Sol souvent basique et rocheux.
- Gypse : Minéral qui rend les sols plus salins, créant des conditions arides.
Effet du gypse sur la végétation :
La présence de gypse dans le sol augmente la salinité, limitant ainsi les plantes capables de survivre. Cela favorise des espèces spécifiques comme les halophytes (plantes tolérant le sel) et les xérophytes (plantes résistantes à la sécheresse), telles que le Limonium, le Lygeum spartum, et l’armoise blanche (Artemisia herba-alba). Ces plantes jouent un rôle essentiel dans cet écosystème aride, stabilisant les sols et offrant des habitats pour de petits animaux et insectes.
Sécheresse, érosion et paysages uniques :
Les Bardenas reçoivent peu de pluie et l’eau s’évapore rapidement dans ces sols poreux, augmentant la sécheresse. La fragilité des sols argileux et gypseux les rend aussi vulnérables à l’érosion, façonnant ce paysage unique avec ses canyons, ravins et formations rocheuses caractéristiques.
Pour conclure, nous étions venus là pour être dépaysés, et nous l’avons été. Autant par ces paysages tout à fait incroyables que par les plantes que nous avons rencontrées là-bas. J’espère que ce petit voyage botanique vous aura plu et que vous aurez pris plaisir à en apprendre davantage sur les plantes et le lien étroit qu’elles entretiennent avec leur milieu.
Merci d’avoir pris le temps de lire cet article !
Références
- Zhong Mengual, E. (2021). S’inviter à la fête des vivants. Socialter. Disponible en ligne : https://www.socialter.fr/article/s-inviter-a-la-fete-des-vivants-estelle-zhong-mengual
- Quézel, P., & Santa, S. (1962). Nouvelle flore de l’Algérie et des régions désertiques méridionales. CNRS.
- Le Houérou, H. N. (2001). Biogeography of the arid steppes and desert ecosystems of North Africa. Springer.
- Zohary, M. (1973). Geobotanical Foundations of the Middle East. Stuttgart.
- Bellakhdar, J. (1997). La pharmacopée marocaine traditionnelle: Médecine arabe ancienne et savoirs populaires. Ibis Press.
- Le Floc’h, E., & Grouzis, M. (2003). Écologie des zones arides et semi-arides. IRD Éditions.
- Benchelah, A. C. (2000). Flore et végétation de l’Algérie.
- Ammar, S., et al. (2014). « Usage et phytothérapie des plantes d’armoise en Afrique du Nord ».